-
Publié le par Florian Rouanet
La Societas Perfecta : Héritage impérial universel & idée d’Europe mis cartes sur table
☩ Sentence érudite
🔹 Saint Augustin — De opere monachorum, Chapitre XXIX :
Mais certains, ayant renoncé à toute propriété, ne veulent pas non plus travailler de leurs mains ; ils se nourrissent cependant grâce au travail des autres frères. Ils pensent avoir trouvé une bonne réponse à cette réprimande : ils déclarent que, puisque les Apôtres ont tout quitté et vécu sans rien posséder en propre, il faut leur ressembler en tous points. Voilà ce qu’ils disent. Quant à ce qu’ont fait les Apôtres, il faut l’examiner attentivement. L’Apôtre Paul, qui travaillait de ses mains, n’a jamais rien possédé personnellement, et c’est en ce sens qu’il exhorte à l’imitation. Donc, s’ils veulent vraiment imiter les Apôtres, qu’ils n’aient rien en propre, comme eux, mais qu’ils travaillent de leurs mains, comme eux. S’ils ne veulent ni avoir quoi que ce soit, ni travailler, ils sont doublement dans l’erreur. Et alors ils ne ressemblent pas aux Apôtres, mais à ceux dont l’Apôtre dit : « Nous avons appris qu’il y en a parmi vous qui vivent dans le désordre, ne travaillant pas, mais s’occupant de futilités. À ceux-là, nous ordonnons et exhortons, par Notre Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain en travaillant paisiblement » (II Thessaloniciens III, 11-12).
Car ce n’est pas pour un petit nombre que l’Apôtre a prescrit cela, mais pour tous. Il dit en effet : « Ordonnez ceci aux frères : qu’ils travaillent paisiblement et qu’ils mangent leur propre pain » (II Thessaloniciens III, 12). C’est ce que doivent faire tous les hommes, et surtout ceux qui ont renoncé à tout ce qu’ils possédaient, afin de ne pas être à charge aux autres. Car si l’Apôtre a donné un tel précepte aux Thessaloniciens, qui n’avaient pas renoncé à leurs biens, combien plus à ceux qui se sont dépouillés de tout ! De plus, les chrétiens forment une seule république :
« Omnium enim Christianorum una respublica est. »
Pourquoi donc veux-tu que l’on travaille pour toi, et que toi, tu ne travailles pour personne ? Si, dans la maison, chacun prend ses repas selon qu’il a travaillé, quel est donc ton mérite, toi qui refuses de travailler, et veux pourtant manger ? Tu veux manger du fruit du travail d’un autre, et tu ne veux pas que quelqu’un mange du tien ? Si tous faisaient comme toi, d’où viendrait ce que tu manges ? Toi, tu ne veux rien faire ; tu veux que d’autres fassent pour toi ce que tu refuses de faire pour eux. Es-tu juste ? Aimes-tu ton prochain comme toi-même ? Non, car tu veux que les autres soient à ton service, et tu refuses de servir les autres.
Σ Schéma directeur
📜 I. Résurgence sous les papes « humanistes » et croisés (XVe–XVIIIe siècles)
⚖️ II. Souveraineté, droit des gens & royauté sociale dans l’ordre classique
🏛 III. Échos de l’unité chrétienne dans les architectures européennes anciennes et modernes
⛪ Sources primaires (encycliques, textes latins, traités) et secondaires (académiques consultable), traduisant et résumant des textes en diverses langues. 🌍
📜 I. Résurgence sous les papes « humanistes » et croisés (XVe–XVIIIe siècles)
Héritage impérial & idée d’Europe mis cartes sur table
Pie II (1458–1464) : un rêve de croisade pour la Res Publica Christiana
Au lendemain de la chute de Constantinople en 1453, « l’humaniste » Enea Silvio Piccolomini, devenu le pape Pie II, ravive l’idéal médiéval d’une Chrétienté unie contre les Ottomans (Res publica Christiana – Wikipedia). Convaincu que les princes européens doivent dépasser leurs querelles pour défendre la « chose publique chrétienne ».
Pie II se défini par son engagement envers les idéaux de la Renaissance, tant sur le plan intellectuel que politique et artistique, notamment par sa formation dans les villes, alors en pointe, telles que Sienne et Florence. Il fut poète, diplomate et orateur, en outre, voilà pourquoi nous pouvons parler sans frémir de « pape humaniste ».
Pape « croisé » aussi, Pie II convoque en 1459 le congrès de Mantoue afin de prêcher une nouvelle croisade. Dans un discours passionné, il en appelle à l’unité politique des royaumes chrétiens :
« Exposons les maux qu’a subis la res publica chrétienne et les périls qu’elle redoute; qu’on établisse la paix ou la trêve entre chrétiens; qu’on prêche la croisade et promette la rémission des péchés; que la trompette apostolique retentisse, ne néglige rien en cette heure » (Oration « Cum bellum hodie » of Pope Pius II (26 September 1459, Mantua). Ed. and translated by Michael von Cotta-Schönberg. 2nd ed.). (« mala, quae passa est modo Christiana res publica, … pacem aut inducias… crucem praedicent, remissionem peccatorum polliceantur ».
Par ces mots que nous traduisons, Pie II exhorte les rois à oublier leurs conflits fratricides – vus comme autant de guerres civiles affaiblissant la Res Publica Christiana – afin de « faire cause commune » contre le Turc musulman.
Bien que l’enthousiasme du pape humaniste soit réel, la croisade qu’il projette n’aura pas lieu. La Bulle « Vocavit nos » (appelant officiellement les puissances à la croisade) peine à mobiliser des princes divisés, et Pie II meurt en 1464 en tentant de joindre l’armée croisée. Néanmoins, son pontificat marque la réapparition de l’expression Res Publica Christiana dans les documents pontificaux de la Renaissance, après une longue désuétude depuis le XIIIème siècle. Il s’agissait pour lui de renouer avec l’idéal d’une Europe unifiée par la foi, où le pape jouerait le rôle de chef spirituel de la « République chrétienne ».
Léon X (1513–1521) : paix entre princes et lutte contre les Turcs
Quelques décennies plus tard, le pape Léon X, héritier de la Renaissance et mécène éclairé, reprend à son compte la défense de la Res Publica Christiana. Dans les années 1516–1518, face à la double menace de l’expansion ottomane (qui s’empare de Belgrade en 1521) et des tensions politiques en Occident, Léon X élabore un projet de croisade générale et cherche à l’imposer à toute la chrétienté (Entre Islam et Chrétienté – Le Kitāb manāhiǧ al-surūr d’al-Fākihī (m. 982-1574), la menace portugaise sur Djedda (948-1541) et la frontière islamo-chrétienne – Presses universitaires de Rennes ). Ainsi, par la bulle du 6 mars 1518, il décrète une « suspension d’armes de cinq ans » entre tous les princes chrétiens d’Occident, sous peine d’excommunication, afin qu’ils cessent leurs guerres intestines et s’unissent contre l’Infidèle. Ce véritable moratoire de paix, calqué sur les anciennes « trêves de Dieu », visait à recréer la concorde de la Chrétienté médiévale.
Léon X emprunte la rhétorique humaniste pour justifier son appel : il se pose en successeur des grands papes du Moyen Âge (notamment Innocent III) qui avaient su coaliser la Res Publica Christiana autour de projets communs (LES ÉCHELLES DE L’ÉVÉNEMENT* Benjamin Lellouch et Nicolas) (Le Kitāb manāhiǧ al-surūr d’al-Fākihī (m. 982-1574), la menace …). Dans un climat global marqué par l’essor de l’imprimerie et des écrits érasmiens prônant une « paix universelle », il promeut une vision de l’Europe chrétienne unie spirituellement et politiquement. Les historiens notent qu’il fut jusqu’à faire prêcher la croisade par ses légats dans diverses cours européennes, soulignant « qu’il n’y a plus ni Grec ni Latin » – c’est-à-dire plus d’antagonisme Est-Ouest – dans l’unique Res Publica Christiana.
Pourtant, l’initiative de Léon X se heurte aux réalités nouvelles : comme l’écrira un chroniqueur, « cette prédication de croisade, au début du XVIème siècle, n’éveillait guère d’échos : la Chrétienté médiévale avait disparu au profit des nations ». En effet, les rivalités dynastiques (France contre Habsbourg, etc.) et bientôt ladite Réforme protestante fragmentent l’unité chrétienne. Si Léon X réussit à faire adopter la paix temporaire de 1518, « sans grand succès » sur la suite, la croisade elle-même n’eut pas lieu. Son pontificat demeure néanmoins emblématique d’une ultime tentative de réactualiser la Res Publica Christiana face à la menace ottomane et aux discordes internes.
Notons que ce même pape chercha aussi à canaliser l’outil nouveau de l’imprimerie au service de la foi : au Ve concile du Latran (1512–1517), il promulgua la constitution Inter sollicitudines (1515) sur la censure des livres, craignant que « ce qui a été salutairement inventé pour l’accroissement de la foi et le progrès des bonnes lettres ne se retourne à l’encontre [de la religion] et ne cause un préjudice au salut des fidèles du Christ » (Epistola Encyclica Mirari vos (15 Aug. 1832)) (Epistola Encyclica Mirari vos (15 Aug. 1832)). On voit là une autre facette de la défense de la Res Publica Christiana : préserver l’unité doctrinale et morale de la communauté chrétienne par le contrôle des idées – prélude à ce que poursuivra Clément XIII deux siècles plus tard.
Clément XIII (1758–1769) : réaction contre les « Lumières » au nom de la Res Publica Christiana
À l’époque des pseudo-Lumières, c’est désormais face à la menace des idées philosophiques et non plus des armées musulmanes que le Saint-Siège invoque la Res Publica Christiana. Le pape vénitien Clément XIII s’alarme de la diffusion massive de livres irréligieux remettant en cause les fondements du christianisme (athéisme, matérialisme, déisme…).
Dans son encyclique « Christianae reipublicae salus » (Du salut de la république chrétienne) du 25 novembre 1766, il dresse un tableau apocalyptique de la situation :
« La salut du peuple chrétien […] nous presse de veiller à ce que l’odieuse et funeste licence des livres […] ne devienne plus nuisible à mesure qu’elle s’étend chaque jour davantage. […] Des hommes scélérats… envahissent de tous côtés la citadelle de Sion, et, par le pestifère contage des livres qui nous submergent, déversent le venin des aspics à la ruine du peuple chrétien » (trad. de l’italien) (Enciclica Christianae reipublicae (25 novembre 1766).
Clément XIII dénonce la « désolation » ainsi causée au sein de la Res Publica Christiana, entendue ici comme la société chrétienne dans son ensemble. Il exhorte alors les souverains catholiques à censurer vigoureusement ces écrits subversifs.
Dans une formule restée célèbre (que reprendra plus tard Grégoire XVI), il martèle :
« Pugnandum est acriter… et pro viribus exterminanda tot librorum mortifera pernicies : nunquam enim materia subtrahetur erroris, nisi pravitatis facinorosa elementa in flammis combusta depereant » (Epistola Encyclica Mirari vos (15 Aug. 1832). En français : « Il faut combattre avec acharnement, autant que le réclame l’exigence du moment, et détruire de toutes nos forces le fléau mortel de ces innombrables livres, car jamais on n’éliminera le terreau de l’erreur si les éléments criminels de la perversité ne périssent pas consumés par les flammes. »
Par cet appel à brûler les ouvrages impies, Clément XIII se fait le champion d’une Res Publica Christiana devenue essentiellement « défensive » sur le plan intellectuel.
On le voit, à trois siècles de distance, Pie II, Léon X et Clément XIII réemploient le concept de Res Publica Christiana (augustinien, nourri de Platon) selon des nécessités très différentes : défense territoriale et spirituelle contre l’Islam pour les deux premiers, préservation de l’ordre chrétien face à la déferlante des idées modernes-libérales pour le dernier.
Dans tous les cas, l’expression renvoie à l’idée d’une communauté chrétienne transnationale solidaire, dont le pape se veut le gardien. Historien des idées, Friedrich Heer note que cesdits « papes humanistes » du XVème–XVIème siècle, suivis par quelques pontifes du XVIIIème, ont tenté de ressusciter l’idéal politique médiéval d’une Chrétienté unie, alors même que celle-ci était fragilisée/menacée par de nouvelles forces (essor des États-nations/conflits de maisons royales, guerres civiles protestantes, sécularisation de la religion).(Extraits originaux : Pie II, Orationes (Mantoue, 1459) (Oration "Cum bellum hodie" of Pope Pius II (26 September 1459, Mantua). Ed. and translated by Michael von Cotta-Schönberg. 2nd ed.); Léon X, bulle du 6 mars 1518 (extraits cités in ( Entre Islam et Chrétienté - Le Kitāb manāhiǧ al-surūr d’al-Fākihī (m. 982-1574), la menace portugaise sur Djedda (948-1541) et la frontière islamo-chrétienne - Presses universitaires de Rennes )); Clément XIII, Encycl. Christianae reipublicae (25 nov. 1766) (Epistola Encyclica Mirari vos (15 Aug. 1832)). Traductions françaises par nos soins. Voir aussi : R. Bireley, The Counter-Reformation Prince (chap. 2), et C. W. Cole, The Chr. Commonwealth in Post-Reformation France.)
⚖️ II. Implications théologico-politiques dans le droit international classique
Souveraineté, droit des gens & royauté sociale dans l’ordre classique Imbrication des dogmes & principes de Droit naturel dans la constitution des nations chrétiennes.
Francisco de Vitoria (1483–1546) : de la Res Publica Christiana à la communauté des nations
Théologien dominicain de l’école de Salamanque, Francisco de Vitoria repense le concept de Res Publica Christiana à l’aune des découvertes transocéaniques et de l’émergence d’un Droit des gens universel (jus gentium). Dans ses Relecciones (leçons) « De Indis » (1539) et « De Jure Belli » (1541), il affirme que la société humaine tout entière forme en quelque sorte une seule communauté politique.
Reprenant la philosophie thomiste, Vitoria énonce que « chaque république n’est qu’une partie du monde entier, et le monde tout entier est d’une certaine manière une seule république » (« una respublica sit pars totius orbis, … totus orbis aliquo modo est una respublica », De potestate civili, §13). Cette idée d’une unité du genre humain, sans nier la pluralité humaine, sous la loi naturelle, fonde un droit international commun à tous les peuples, chrétiens ou non.Cependant, Vitoria n’oublie pas pour autant la notion traditionnelle de Chrétienté. S’il conteste la prétention du pape ou de l’empereur à dominer juridiquement le monde entier, il reconnaît l’existence d’une communauté particulière des nations chrétiennes. Il distingue ainsi soigneusement l’ordre spirituel (où le pape exerce l’autorité suprême sur les baptisés) et l’ordre temporel (où chaque prince tient son pouvoir de la communauté politique).
En refusant que la papauté « s’arroge la souveraineté » sur les indigènes du Nouveau Monde au nom de la Chrétienté, Vitoria contribue à séculariser partiellement le concept de Res Publica Christiana. La défense de la foi ne justifie plus toutes les guerres : seules les causes conformes au droit naturel (défense légitime, réparation d’une injustice…) autorisent une guerre juste, y compris contre les infidèles (Les apports du christianisme à l’unité de l’Europe – Fondapol ). Ce faisant, Vitoria réactualise les bases d’un jus gentium valable erga omnes, tout en posant que les peuples non-chrétiens doivent à terme être invités dans la Res Publica Christiana par l’évangélisation pacifique.En somme, chez Vitoria, la Res Publica Christiana demeure une référence (il évoque « la défense de la Chrétienté contre le danger musulman » comme motivation implicite des souverains espagnols), mais elle s’insère dans une perspective plus large d’universalisme juridique. Il conserve l’idée d’une solidarité supérieure entre princes chrétiens – par exemple, il justifie l’intervention de l’empereur Charles Quint pour protéger les autres royaumes contre les Turcs, au nom du bien commun de la Chrétienté – tout en forgeant les outils conceptuels d’un droit international naissant, indépendant de la seule théologie.
Francisco Suárez (1548–1617) et Robert Bellarmin (1542–1621) : la societas perfecta et le dualisme des pouvoirs
Les penseurs catholiques de l’époque post-tridentine, tels que le jésuite espagnol Francisco Suárez et le cardinal italien Roberto Bellarmino/Robert Bellarmin, développent une théorie politique qui intègre la Res Publica Christiana tout en clarifiant les rapports entre autorité spirituelle et temporelle. Face aux souverains absolutistes (notamment le roi anglican Jacques Ier) qui contestent l’ingérence pontificale, ils élaborent la doctrine dite des deux pouvoirs et des deux sociétés parfaites (societates perfectae).
Selon ces auteurs, l’humanité est structurée en deux communautés souveraines chacune dans son ordre : l’Église d’une part, société spirituelle voulue par Dieu pour le salut des âmes, et la Cité temporelle (l’État) d’autre part, société naturelle chargée du bien commun terrestre. Chacune de ces deux societas est qualifiée de perfecta, c’est-à-dire complète et suffisante en son domaine, dotée de l’autorité suprême pour poursuivre sa fin propre. Suárez affirme ainsi que l’autorité civile procède de la communauté des citoyens (potestas politica transférée par le peuple) et existe « ex natura rei » dès l’état post-lapsaire, tandis que l’Église, fondée par le Christ, possède une pleine puissance de juridiction en matière spirituelle (y compris une juridiction indirecte sur le temporel en cas de nécessité spirituelle) (St. Robert Bellarmine on the Indirect Power | Georgetown University Library).
Robert Bellarmin, dans ses controverses contre les gallicans et anglicans, explicite particulièrement ce rapport hiérarchique entre les deux pouvoirs au sein de la Res Publica Christiana. Pour lui, l’Église universelle est la véritable « République chrétienne » – « empire des âmes » sous la gouverne du Pape (Empire of Souls: Robert Bellarmine and the Christian …) – dont font partie les royaumes chrétiens. Dans cette vision organique, le pouvoir temporel des princes n’est pas étranger à l’Église, mais y occupe un rang subordonné, comme le corps l’est à l’âme – songeons à Boniface VIII contre Philippe Lebel.
Bellarmin formule le principe ainsi :
« Lorsque les deux pouvoirs font partie de la même Res Publica Christiana, le pouvoir civil est soumis au pouvoir spirituel » (*« Utraque potestas… pars eiusdem Respublicae christianae, potestas civilis subiecta est spirituali** »).
Il en donne pour raisons l’unité de l’Église (un seul corps social demandant une direction unifiée) et la supériorité de la fin spirituelle (le salut éternel) sur la fin temporelle.
Bellarmin rejette toutefois l’idée extrême d’une théocratie pontificale directe sur le monde : il nie que Saint Pierre ait été institué roi universel en plus d’être Pape. Le pape ne possède pas deux glaives séparés, mais un pouvoir spirituel unique qui s’étend aux affaires temporelles indirecte, c’est-à-dire uniquement en tant que celles-ci influent sur le salut des âmes. Concrètement, cela signifie que le pontife peut, en cas de « nécessité de l’Église », intervenir dans le domaine politique (par exemple déposer un monarque hérétique ou injuste) mais seulement « par cas et par exception » et en visant un but spirituel supérieur. Bellarmin et Suárez justifient ainsi les décrets papaux contre les rois excommuniés (tels l’anglais Élisabeth Ire), au nom de la sauvegarde de la Res Publica Christiana menacée par le schisme ou l’hérésie.
En systématisant la notion d’Église comme « commonwealth » auto-suffisant (« l’ecclesiastica respublica se doit d’être parfaite et se suffire à elle-même en vue de sa fin » (St. Robert Bellarmine on the Indirect Power | Georgetown University Library), Suárez et Bellarmin lèguent une conception durable des rapports Église/État – il est amusant de savoir que Dante Alighieri ne dira pas autre chose. Leur pensée, appuyée sur le langage aristotélicien de la societas perfecta, influencera fortement le magistère catholique ultérieur (notamment l’encyclique Immortale Dei de Léon XIII en 1885). Dans le cadre du droit international classique, elle contribue à définir la Res Publica Christiana tantôt comme l’Église universelle elle-même (la communauté des croyants sous l’autorité pontificale), tantôt comme l’ensemble des nations catholiques formant un ordre politico-religieux solidaire. Cette dualité de sens se retrouve par exemple chez Grotius ou Leibniz, qui emploient le terme Christianitas ou Res Publica Christiana pour désigner l’Europe catholique dans son unité morale, tout en reconnaissant la pluralité souveraine des États.
(Sources : F. de Vitoria, Relectio de Indis, §§ II–III (1539) (); F. Suárez, Tractatus de legibus (1612), III, c.2–3; R. Bellarmin, De Summo Pontifice, V, ch.2 (1588), cit. in John Courtney Murray, Theological Studies 1948 (St. Robert Bellarmine on the Indirect Power | Georgetown University Library) (St. Robert Bellarmine on the Indirect Power | Georgetown University Library). Voir aussi : A. W. Brecht, Political Theory of the Jesuits (1928) ; B. Pitassi, Les théologies politiques à l’époque moderne.)
🏛 III. Le legs chrétien dans les projets fédéralistes européens (du Saint-Empire à l’Union Européene ?)
Permanence du principe catholique dans les projets impériaux, confédéraux & technocratiques, de la Chrétienté médiévale à l’Union dite européenne.
L’idée d’une unité supranationale de l’Europe, héritière en partie de la Res Publica Christiana, a traversé les siècles bien que les situations évolues. Du Saint-Empire romain germanique aux mouvements fédéralistes du XXème siècle, on en retrouve la trace tantôt comme modèle nostalgique, tantôt comme inspiration positive pour dépasser les divisions du continent, et ses guerres intestines.
Le Saint-Empire fondé par Otton Ier (Xe siècle) se voulait le successeur de l’Empire romain d’Occident et le bras séculier de la Chrétienté. S’il n’a jamais englobé toute l’Europe, il a incarné l’idéal d’une Respublica christiana unitaire sous une double direction : l’empereur et le pape (souvent en rivalité, il est vrai). Cette vision d’un corpus christianum organique, où chaque royaume est membre d’un tout supérieur, a dominé la pensée politique médiévale. Avec la crise de la fin du Moyen Âge (Grand Schisme, conciles, émergence des États), l’unité impériale s’est effritée, mais la volonté de maintenir une communauté européenne chrétienne est resté vivace.
Par exemple, le roi de Bohême Georges de Podiebrad, en 1464, proposa un « Traité pour établir la paix dans toute la Chrétienté » : il y esquissait un projet de confédération des princes chrétiens contre les Turcs, prévoyant des organes communs (assemblée, tribunal arbitrant les conflits entre États, etc.) (Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle). Ce plan visionnaire – en réalité motivé aussi par son opposition personnelle au pape Pie II – est à souligner, dans le sens où il contribue à faire naître une conception politique laïque de l’Europe comme entité autonome, se distinguant de la seule notion religieuse de Chrétienté (Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle). Podiebrad peut être vu comme un précurseur du fédéralisme européen, inspiré par l’idéal de paix chrétienne universelle.
Au début de l’époque moderne, d’autres ont rêvé d’une « République chrétienne » pacifiée et fédérée. Le duc de Sully, ministre du roi Henri IV, élabora vers 1601–1603 le « Grand Dessein » d’une Europe équilibrée en 15 États, gouvernée par un Conseil fédéral chrétien – projet visant à en finir avec les guerres de religion et la prédominance des Habsbourg. Sully voyait explicitement son « Conseil général de l’Europe » comme une concrétisation de la Res Publica Christiana, sans suprématie impériale ni papale, mais unie par un pacte de non-agression et de coopération (Res publica Christiana – Wikipedia).
De même, William Penn proposera en 1693 un Parlement européen pour maintenir la paix. Si ces plans sont restés théoriques, ils montrent la permanence de l’idée d’une communauté européenne solidaire, héritée de l’ancienne Chrétienté mais adaptée à la souveraineté plurielle des États modernes.
Après les déchirements confessionnels du XVIème–XVIIème siècles, l’Europe entre dans le système westphalien des États-nations (1648). La Res Publica Christiana médiévale – culminant d’abord, sans trop de théorie, au moment de sa transition d’avec l’antiquité tardive par unité latine – semble définitivement dissoute par la reconnaissance du cuius regio, eius religio et la laïcisation progressive des relations internationales.
Pourtant, le souvenir d’une Europe unie persiste. Au XVIIIème siècle, le philosophe Leibniz – tout en étant un « apôtre de la tolérance » nouvelle – rêvait encore d’une fédération européenne christianisée : il appelait de ses vœux « une Res Publica Christiana sous la direction conjointe du pape et de l’empereur », comme modèle pour réaliser l’unité du continent. Ce projet n’était plus « réaliste » à l’âge des Lumières, mais illustre la survivance de l’idéal, voire de sa nécessité radicale. De même, l’ultramontanisme catholique du XIXème siècle nourrit la nostalgie d’une Chrétienté unifiée : en 1849, des publicistes décrivent le pape Pie IX comme le potentiel chef d’une « Res Publica Christiana » restaurée face aux erreurs de leur temps. L’idée d’une Europe chrétienne continue donc d’agir comme une référence culturelle et politique, même si l’unité effective se fait attendre.C’est au XXème siècle, après les catastrophes des deux guerres mondiales, que la notion refait surface de manière concrète dans les mouvements européistes, hélas démocratisant – encore parfois sous l’impulsion de penseurs d’inspiration chrétienne.
Les fondateurs de l’intégration européenne (Schuman, Adenauer, De Gasperi) étaient issus du courant démocrate-chrétien. Parallèlement, des intellectuels comme Emmanuel Mounier et Denis de Rougemont insufflent aux projets fédéralistes un idéal spirituel. « L’Europe est le produit de traditions diverses nouées en gerbe par le christianisme », écrit Rougemont en 1948, soulignant que c’est le christianisme qui a fourni à l’Europe sa cohésion culturelle profonde au-delà des diversités nationales (L’Europe est une culture commune – Persée). Dans ses nombreux essais (tels que L’Unité de l’Europe ou Vingt-huit siècles d’Europe), Rougemont plaide pour une Europe fédérée non seulement par des intérêts économiques, mais par la « conscience d’une communauté de culture » héritée de son passé chrétien (Denis de Rougemont). De même, Mounier – fondateur du personnalisme communautaire (sic) – voit dans l’unité européenne l’occasion de réaliser un ordre politique respectueux de la « dignité de la personne », valeur largement née du terreau chrétien. Tous deux, catholiques engagés, considèrent que l’Europe ne se fera pas sans une référence à ses racines spirituelles communes et sans un humanisme chrétien renouvelé.Concrètement, cette influence chrétienne se traduit par l’insistance sur des principes tels que la subsidiarité (chaque échelon de communauté devant être respecté), la primauté de la « personne humaine » sur l’État (erreur personnaliste), la recherche du « bien commun » (surtout matériel) et de la paix. Lorsque le Conseil de l’Europe est fondé en 1949, Denis de Rougemont crée le Centre Européen de la Culture à Genève pour promouvoir l’âme de l’Europe ; il y affirme que l’unité politique doit se fonder sur une unité de culture et de conviction. Son message sera entendu par des hommes comme Robert Schuman, qui dans sa Déclaration du 9 mai 1950 présente la future Communauté européenne non seulement comme une réalisation économique, mais comme la « fusion d’intérêts essentiels [qui] établira la solidarité de fait » entre Européens, gage de paix – une paix qu’il qualifiait dans ses écrits privés de « chrétienne » et durable.
En définitive, si la Res Publica Christiana en tant qu’entité politique unifiée appartient pour une bonne part à l’histoire, son héritage imprègne de nombreuses initiatives d’unité continentale. L’idée que les Européens forment, depuis des siècles, une famille de cultures sœurs façonnées par le christianisme a servi de socle intellectuel à l’émergence d’une Europe unie. Du rêve d’une Chrétienté homogène sous autorité papale, on est passé à l’ambition d’une Europe fédérale pluraliste, laïque dans ses institutions (dignité humaine, solidarité, subsidiarité, paix). Comme l’écrit l’historien Christopher Dawson, « l’Europe a une personnalité distincte née de l’alliance du génie gréco-romain et de la foi chrétienne », et c’est cette personnalité qui continue de lui donner une cohésion, fût-ce de manière confuse… Ainsi, la Res Publica Christiana survit moins ici comme organisation concrète que comme « mythe mobilisateur » – au sens noble. L’Union européenne contemporaine, bien que sécularisée, communisante, reste tributaire de ce long passé : en témoignent les débats récurrents sur l’héritage chrétien de l’Europe.
(Sources : Colette Beaune, art. « Chrétienté et Europe : le projet de Podiebrad » (Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle); Sully, Mémoires (Grand Dessein) (Res publica Christiana - Wikipedia); G.W. Leibniz, cité in Christendom and European Balance of Power (Res publica Christiana - Wikipedia); Denis de Rougemont, L’Europe est une culture commune (L'Europe est une culture commune - Persée); Emmanuel Mounier, L’Éveil de l’Europe (1946).)
⚜️ Synthèse conclusive
En somme, depuis les papes humanistes jusqu’aux fédéralistes chrétiens, la Res Publica Christiana a revêtu des significations plurielles – alliance militaire des princes chrétiens, communauté juridique internationale, union culturelle et spirituelle du continent – mais toujours avec cette idée directrice : l’unité de ceux qui partagent la foi chrétienne peut et doit engendrer une unité politique garante de paix et de justice. Un idéal sans cesse réinventé, qui a contribué à façonner l’histoire européenne et chrétienne.
Pareille fresque, brossée d’un pinceau attentif aux nuances, nous révèle que la Res Publica Christiana, n’est point un simple artefact du lexique diplomatique ou une formule désuète de chancellerie. Elle fut tour à tour horizon spirituel, clef de voûte juridique et mythe politique structurant.
Depuis les exhortations vibrantes de Pie II au congrès de Mantoue jusqu’aux spéculations juridiques des docteurs salmantins, jusqu’aux flammes de l’imprimerie craintes à juste titre par Clément XIII, ce concept a coulé comme un fil d’or discret dans les veines des hommes blancs.
L’unité chrétienne anima, dans des contextes variés, le rêve d’un ordre supérieur au tumulte des passions nationales – qu’il s’agît d’une croisade, d’une paix durable ou d’un équilibre des puissances guidé par la loi naturelle.
Ce qui s’éteignit, ce fut hélas la forme d’un empire chrétien hégémonique. Mais la substance, elle, irrigue toujours le sol où germent les songes de concorde continentale. Sous les dehors technocratiques de l’Union européenne bruissent encore, parfois à leur insu, les réminiscences augustiniennes, fascistes européistes, et les aspirations médiévales d’une cité terrestre orientée par les lueurs d’une cité céleste. À qui sait voir, cette permanence éclaire la géopolitique d’un zéphyr vespéral.
✍️ La Rédaction
ARTICLES
L’Union européenne : ni chrétienne, ni nationale-socialiste, mais nourrie de leurs ombres
Ordre Teutonique sous Hermann von Salza : SERG, Église et conquêtes
La chevalerie : est-ce un Ordre oublié, ou bien un idéal qui ne demande qu’à renaître ?
Ethnarchie, principe catholique de la Société Internationale non franc-maçonnique
« Cette Rome dont le Christ est Romain », quand Dante influence le magistère pontifical contemporain
Humanisme politique concret contre humanisme abstrait des « Lumières »
La “cabale chrétienne” de Pic de la Mirandole – apologétique et humanisme
7 commentaires
Réagissez à cet article !