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AVE MARIA VIRGO SERENA – UNE PROSE GRÉGORIENNE MÉCONNUE
Quand on vous dit : « séquence », vous pensez peut-être à des séquences de langage informatique, à des tranches de textes ou à une boucle musicale… Pour un catholique, le mot évoquera tout de suite la prose des morts, le fameux Dies irae ou encore la séquence de Pâques, Victimae paschali laude, chantées après le graduel ou l’alleluia, entre l’Épître et l’Évangile.
Il y en a quatre officielles depuis le Concile de Trente et une cinquième ajoutée en 1727 : celles de Pâques et de la Messe des Morts donc, celle de la Pentecôte, Veni sancte Spiritus, celle de la Fête-Dieu, Lauda Sion et Stabat Mater à la fête de Notre-Dame des Sept Douleurs.
Leur mélodie est aussi presque toujours constituée de segments répétés deux fois selon une forme AA – BB – CC… ainsi de suite, suivant les strophes et elles ont toutes en commun un style mélodique syllabique, qui vient de l’invention géniale qu’eut un moine de l’abbaye de Saint-Gall, Notker le Bègue (vers 840-912). Notre moine, qui avait du mal à retenir les longues vocalises des Alléluia, eut l’idée d’adapter de nombreuses paroles sous ces notes pour les apprendre plus facilement. Apparemment, l’idée lui fut donnée en voyant des pièces dans un antiphonaire apporté par un moine de l’abbaye de Jumiège.
Retenir un bout de chanson avec ses paroles en une seule fois est plus facile que de retenir une longue suite musicale… Essayez !
Alors, rétrograde, le Moyen-Age ?
La vogue des séquences et autres tropes, ajouts, développement textuels… était telle qu’on en recensait plusieurs milliers. Une richesse que nous avons en partie perdue, mais qui subsiste encore au travers des travaux comme ceux de l’abbaye de Solesmes.
Arrivé ici, il est conseillé au lecteur de lancer la vidéo et d’écouter…
Voilà une séquence grégorienne Ave Maria peu connue puisqu’elle n’a pas été gardée officiellement par le Concile de Trente dans les missels, mais elle a subsisté dans les graduels et les antiphonaires ou la musique était notée, et s’est conservée jusqu’à nos jours.
Probablement originaire du sud de l’Allemagne, elle a été composée vers la fin du XIe ou le XIIe siècle et s’est vite propagée, surtout dans le Nord européen, pour être chantée pendant le temps de l’Avent, ou à la fête de l’Annonciation de Marie au 25 mars. C’est une séquence composée de strophes irrégulières de deux, trois, quatre ou cinq vers, mais d’une simple et sublime beauté. Plusieurs compositeurs de la Renaissance se sont emparés d’elle, comme Jean Mouton ou encore Josquin Desprez.
Les sources nous ont transmis deux versions musicales de son début, l’une commençant par des notes répétées, l’autre par un intervalle ascendant de quarte. Cette dernière version se retrouve surtout dans des manuscrits de provenance nordique, du pays de Liège par exemple comme un manuscrit du début du XIIIe siècle (un missel) de de l’abbaye bénédictine de Stavelot[1].
De gauche à droite : manuscrit de Stavelot (Add MS 18031, f. 259v) et version classique des Cantus selecti, Solesmes, 1957, p. 159*. On voit bien la différence graphique de hauteur de la première note.
Malgré une mélodie changeante toutes les deux strophes et son côté irrégulier, la séquence rend l’impression d’une grande unité. En effet, la mélodie du dernier vers de chaque groupe reprend presque toujours la descente et le saut de deux notes de la mélodie des mots « gratia plena » du début, et répète comme un leitmotiv ce petit motif soulignant la pureté de Marie.
La traduction française des paroles latines rend la fluidité des strophes, mais non pas l’exquise répartition des rimes (cherchez bien, l’intégralité de la prose est rimée…). Le début glose le début de la prière Ave Maria en développant chaque phrase sur trois strophe, avant de s’arrêter sur l’incroyable conséquence du salut de l’Ange et du Fiat de Marie. Cette poésie remet devant nos yeux avec une brûlante actualité, que Marie, la toute pure, est notre mère et nous sauvera si nous l’implorons avec miséricorde. Elle est la « cité du Roi de Justice », c’est elle qui le retient dans ses murs et qui a tout pouvoir sur son cœur.
Notre-Dame de l’Assomption, patronne de la France, priez pour nous.
Jacynthe.
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Paroles :
Ave Maria, gratia plena Dominus tecum, virgo serena.
Benedicta tu in mulieribus :
Quæ peperisti pacem hominibus,
Et angelis gloriam.
Et benedictus fructus ventris tui :
Qui cohaeredes ut essemus sui
Nos fecit per gratiam.
Per hoc autem Ave,
Mundo tam suave,
Contra carnis jura,
Genuisti prolem :
Novum stella solem
Nova genitura.
Tu parvi et magni,
Leonis et Agni,
Salvatoris Christi,
Templum exstitisti,
Sed virgo intacta.
Tu floris et roris,
Panis et pastoris,
Virginum regina,
Rosa sine spina,
Genitrix es facta.
Tu civitas Regis justitiæ,
Tu mater es misericordiæ :
De lacu faecis et miseriæ
Pænitentem reformans gratiæ.
Te collaudat cælestis curia,
Tibi nostra favent obsequia ;
Per te reis donatur venia,
Per te justis confertur gratia.
Ergo, maris stella,
Verbi Dei cella,
Et solis aurora.
Paradisi porta,
Per quam lux es orta,
Natum tuum ora :
Ut nos solvat a peccatis,
Et in regno claritatis,
Quo lux lucet sedula,
Collocet per sæcula.
Amen.
Je vous salue, Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec vous, Vierge sereine.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes,
Vous qui avez mis au monde la paix des hommes
Et la gloire des anges.
Et le fruit de vos entrailles est béni,
Lui qui nous a rendu par sa grâce
Notre part de son héritage.
Par ce salut,
Si doux au monde,
Contre l’ordre naturel,
Vous avez engendré un fils,
Nouvelle étoile
Qui engendre un soleil nouveau.
De celui qui est en même temps petit et grand,
Lion et Agneau,
Le Sauveur Christ,
Vous êtes devenue le temple
Sans atteinte à votre virginité.
La fleur et aussi la rosée,
Le pain et aussi le pasteur,
Vous, reine des vierges,
Rose sans épines.
Vous les avez mis au monde.
Vous êtes la cité du Roi de justice,
Vous êtes la mère de la miséricorde;
Du fond de la fosse boueuse de notre misère,
Vous rendez le pénitent à la grâce.
La cour céleste vous acclame,
Nos hommages vous entourent:
Par vous le pardon est accordé aux coupables,
Par vous la grâce est donnée aux justes.
Aussi, étoile de la mer,
Demeure du Verbe de Dieu,
Aurore qui annonce le soleil,
Porte du paradis
D’où s’est levée la lumière,
Priez votre Fils;
Qu’il nous délivre de nos péchés
Et que dans le royaume de la clarté,
Où brille une lumière sans déclin,
Il nous rassemble pour les siècles.
Amen.
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Pour la documentation, voir en particulier Benoit-Castelli Dom G., « L’Ave Maria de Josquin des Prez et la séquence Ave Maria … Virgo serena », Etudes Grégoriennes, tome 1, 1954, p. 187–94.
Partition complète ici : https://gregobase.selapa.net/chant.php?id=4627#source
[1] The British Library, Add MS 18031, la séquence se trouve aux folios 259v – 260r.
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